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"Katy Remy"

2 octobre 2007

Merenda

Après Convoitises.Convoitises, (Flammarion 1994) livre de poésie dont le sujet est la cuisine comme façon de vivre, l'auteur, Katy Remy, désirait écrire une "vrai" livre de cuisine. Deux idées concourent à son écriture, la première c'est de montrer comment l'ambiance d'un repas en ordonne le menu, et l'autre de s'intéresser à une cuisine ambitieuse pour de petites portions. C'est ainsi qu'est née "l'assiette" composée et son texte poétique qui en décrit l'esprit. Bien que ces proportions soient généralement destinées à un ou deux convives, l'auteur fait intervenir un monde avec lequel le fait de manger seul n'autorise pas à rompre toute relation. L'évocation d'autres circonstances passées ou futures, où des repas sont l'objet d'une fête, viennent enrichir celui-ci. Il s'agit donc d'une sorte de philosophie et là encore d'un art de vivre. Le projet a été retenu par une maison d'édition artisanale, Tipaza, à Cannes, mais n'a pas encore pu être édité pour des raisons financières. Si par hasard des demandes parvenaient à l'Editeur ou à l'Auteur, la possibilité d'une souscription ouvrirait l'horizon ! Voici donc quelques extraits du texte, auquel j'ai adjoint des photos que j'ai réalisées : pour des raisons bien compréhensibles les illustrations originales de Braida restent secrètes.
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5 août 2007

Filmer Venise 3

41. Quelques mots en trompe l'oeil sur il acheta une glace qu'il consomma devant la boutique : une fille à peine nue le dévisagea en riant puis disparut. 42. Quelques mots en trompe l'oeil sur le regard interdit que Ken pose sur la femme et cette absence de désir qui n'est plus que trouble, dont il ne se défait pas, dont il préfère se libérer en lisant des romans, en se collant devant des reproductions de portraits de femmes, Isabelle d'Este, la Femme au Chapeau rouge, Antoinette, La Caissière des Folies-Bergères, en essayant de restituer une image qui ne puisse s'apparenter à aucun modèle de sa connaissance, en ne dotant ce portait d'aucune vertu, femme sans âme dont la seule vue sans cesse renouvelée d'une manière à l'autre, viendrait à propos le soulager de cette blessure extrême qu'est l'adolescence. 43. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces femmes trop belles, ou trop distantes, ou trop maternelles, ou trop rieuses, ou trop enfantines, ou trop perverses, ou trop entreprenantes, ou trop attachantes, ou d\'esireuses de rompre, de s'élever, de quitter, ou trop sûres d'elles, ou trop intellectuelles, ou trop musiciennes, ou trop sauvages, ou trop cousines, soeurs, confidentes, camarades, ou trop édifiées, ou trop niaises, trop passionnées, ou trop insérées dans le monde du savoir et de la reconnaissance de ce savoir, ou trop silencieuses, ou trop avides de tendresse. 44. Quelques mots en trompe l'oeil sur voir se dessiner la possibilité, seulement pouvoir émettre l'idée sans rougir, sans faillir qu'il se pourrait, il se pourrait peut-être bien, sur la seule hypothèse caressée, griffonnée ici, que ce cahier pourrait enregistrer le projet, la mise par écrit, dont le premier pas vers la constitution d'une chose dont il n'a jamais rien dit, qui s'est constitué dans le silence des jours, dont il n'a pas dressé d'image sur laquelle il pourrait aujourd'hui s'appuyer, une chose sans passé, sans prémisses, sans préméeditation et pourtant déjà toute fabriquée, une chose qui se traduirait en séquences, à laquelle il va maintenant s'intéresser complètement, une histoire, une série d'images filmées, mobiles, enchaînées pour répondre à toutes celles qui n'ont cessé de lui parler depuis dix-huit ans, tous les films aimés ou haïs, dont il a été l'otage, prisonnier dans le noir des salles, du fait que le cinéma se saisit de sa vie pour faire vivre d'autres histoires à des héros dont il est l'initiateur sans qu'il lui soit permis de retour. 45. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qui n'apparaît pas, le silence des pierres, le déplacement de la lumière, les colonnes empruntées, le placage de marbre, le vert des canaux, l'envol des statues sur la place, les cris des touristes américains trop jeunes pour de telles expériences, la brique apparaissant sous le crépi, l'immobilité, la cadence, le chant, les nuages errant sur la plage du Lido, la proximité glacée des Alpes, le vent qui ne trouble ni la candeur des campaniles ni l'apathie des îles, le souvenir surtout d'autres venises, mille fois plus présentes, les kilomètres de pellicule 8mm sur les images desquelles on peut voir couler la sueur aux aisselles des jeunes femmes-mêmes. 46. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces villes où nous nous enfonçons pour mieux respirer et mieux sentir sur nos têtes le poids céleste — comme si chaque pâté de maison nous distrayait de l'absolue nécessité de vivre, nous offrait autant de possibles, de morts possibles, de fins à un livre qui nous serait dédié --- quoi de plus ? que peut-il encore nous arriver ? Quel superflu et quelle réalité ? Quel épanchement pour quel idéal éventré ? à marcher ainsi on perd conscience de sa pauvreté, on en fait des gorges chaudes, on a moins froid que prévu, on s'habitue aux ombres, on gagne les cafés, on y sert de cible aux passants qui tentent d'oublier la quotidienneté pour s'identifier aux voyageurs, s'imaginer la ville comme une étape, Venise ville ouverte et l'accomplissement d'un destin que la brièveté du voyage rendrait éblouissant, dont la moindre des minutes se lirait clairement, et les mêmes parcours, la fameuse artère qui va de San Marco au vaporetto pour San Michele le long des boutiques de fleuristes et des ateliers de marbriers, le trottoir allongé devant l'hôpital le long duquel sont garées les ambulances, deviendraient les trésors d'une mémoire familiale à Oslo ou à Carpentras, et cette ville partagée entre ses habitants et le fait qu'elle serve de référence quarante mile kilomètres à la ronde, ne s'accomplit plus en tant qu'état ou en tant que cité, mais en tant qu'archétype où, simultanément, nous éprouvons notre destin à la lumière de ses édifices et de son histoire. 47. Quelques mots en trompe l'oeil retrouver Venise ailleurs, motif à peindre ou à voyager, à moraliser sur des carnets pur toujours refermés, tels ces sonates sur piano muet exécutés durant des voyages exagérèment longs --- et la jeune fille qui penchait son visage à la portière, ravie de croiser le regard d'un étranger, repose ses doigts sur le clavier et reprend le passage annoté sur la partition, celui sur lequel non seulement ses doigts achoppent, mais surtout son esprit, ces instants de vélocité pure. 48. Quelques mots en trompe l'oeil sur ne pas reconnaître dans ces fragments d'une ville parcourue sans distraction autre chose que l'abolition du destin, un coma de quelques mois, la tête qui s'appuie sur l'oreiller, le visage pâli, l'éloignement des visages, la mansuétude, l'immense mansuétude ressentie et exprimée tout au long des heures, les autres comme des messagers allant et venant du dehors au dedans, portant sur leurs épaules la mémoire des lieux, des paroles entendues voici très longtemps, des mots d'amour, emportant et rapportant des lettres, langage de fleurs appropri\'e à cette échappée vers d'autres rives --- et voici qu'emprisonné dans Venise pour un certain temps il me souvient d'en avoir toujours porté le souvenir, d'être né ici entre autres, comme je suis né new-yorkais ou habitant de Nijni-Novgorod, à travers tout ce lacis de textes, de reportages, de photos, de témoignages et tel qu'en moi-même aujourd'hui, voulant rejoindre la Salute, je m'y rends d'un pas presque certain, n'hésitant que sur le choix de deux itinéraires l'un plus touristique et l'autre plus commode, mais sans ce malaise que l'on imagine éeprouver les premiers jours dans une ville inconnue. 49. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces quelques lignes que trace Ken en ce début d'après-midi alors que justement il se perd en conjectures et cherche à comprendre le tracé de la ville, lui qui n'a jamais effectué la moindre recherche topologique, dont les vagues souvenirs lui viennent du plan du quartier établi en classe primaire où l'on avait fait figurer les maisons des élèves, la fenêtre de leur chambre et, en annexe, le relevé de l'appartement; alors les points cardinaux avaient servi à fixer l'entrée du soleil dans les pièces au cours de saisons, et encore à voir dans la prolongation des lignes apparaître d'autres villes, table d'orientation fabuleuse, avec au loin les côtes d'Afrique… 50. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qu'il pourrait advenir si, prenant en main une caméra, victime d'une extraordinaire confiance en soi, il décidait de réaliser ce film dont, insidieusement, les premiers thèmes lui venaient aux lèvres, la simple histoire d'un passager dans une ville considérée comme un lieu aussi fragile, aussi peu conséquent qu'un paquebot --- et comme si ses promenades n'étaient que des allées et venues le long d'un bastingage, des mots de politesse et des idylles nouées pour un soir en vue du Bosphore --- avec cette ultime retenue courrier écrit à bord, destiné surtout à tracer l'imperceptible ligne de partage entre le si peu de réalitée et les illusions inamovibles dont, alors, sont pourvus les absents, quittés ou rejoints. 51. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'écriture comme un défi relevé, d'une activité nouvellement acquise, et cette sensation maintenant nommée d'être véritablement conduit, tenu par la main, sans qu'il puisse être question d'échapper à la situation, de prendre la clé des champs, de sauter sur la marchepied du bus, de s'asseoir à califourchon sur la selle de la petite suzuki du voisin, sans pouvoir mentir plus avant, se défiler d'une boutade, entièrement à la solde de ce mensonge, ``cinéaste'', de cette gal\'ejade, ou au contraire de cette réalité, ``je suis venu ici faire un film, je prépare un script'', comme d'autres auraient dit je veux faire pompier ou maçon, rejoignant toute la théorie des emballements, soumis à cette dialectique qui veut que l'enfant dans le jeu des questions auxquelles l'adulte le soumet depuis la naissance, soit amené jusqu'à s'enliser dans sa propre prospective une vie encore insignifiante bien qu'engagée, qui pour certains éclate dans la guerre, dans le corps \`a corps avec la mort, alors que l'existence prend seulement son sens, qu'on en est aux premiers mots, qu'on sait \`a peine conjuguer et calculer, alors le destin de tous prend la place du particulier et les dés sont jetés bien trop loin pour que le regard puisse, de l\`a o\`u ils furent joués, en déchiffrer la combinaison --- il faut encore faire le tour du tapis, rencontrer les autres en combat singulier, s'affronter comme dans la cour de l'école, rejouer les scènes de films dont on n'a pas été le héros, leur redonner du lustre, y apporter un autre langage, de nouveaux éléments, des anecdotes et risquer cinquante cinquante de finir l'histoire dans un coin de campagne orientale, sans espoir de comprendre les paroles de ceux qui parlent, penchés sur notre corps, confondant les visages, croyant appeler un p\`ere ou un copain alors que celui-ci dégaine pour le coup de grâce. 52. Quelques mots en trompe l'oeil sur cet abandon qui devient accomplissement. 53. Quelques mots en trompe l'oeil sur marcher, s'arrêter, regarder, écrire, parler tout haut, se retourner, entendre les carillons sonner six heures, se souvenir d'un rendez-vous, quelque part, bientôt, commencer à se sentir fatigué, repartir en arrière, emboîter le pas à un groupe traversant vivement le quartier sommes toutes désert dans cette nuit qui commence, se dire qu'ils vont bien vers le centre, leur faire faux bond tandis qu'ils commentent les applications de marbre vert dont on a orné la cathédrale, regarder la place avant de la traverser, sentir l'émotion vous tenailler rien qu'à la vue des colonnes, rien qu'\`a la musique de l'orchestre, aux lumières discrètes, plus discrètes que toutes les autres, de ce lieu de rendez-vous luisant tel un miroir reflétant non pas l'extérieur mais des formes antérieures, des couples étranges enlacés parmi la clientèle, la surplombant comme s'ils habitaient des loges confidentielles de petits salons au pied desquels se disent et se lisent toutes les légendes de Venise. 54. Quelques mots en trompe l'oeil sur la distance, la notion de parcours quand, à chaque angle se pose le choix d'un pont, d'une ruelle, d'un passeur, d'un contour, d'une sorte de passage dont on ne saurait dire s'il s'agit d'un appontement privé, d'une commodité ou d'un quai --- c'est ainsi que Chasrel parla pour énoncer l'inessentiel, à l'image de cette confuse pénétration de Venise par l'intérieur, telle qu'elle avait été vécue quotidiennement et non dans le sens qui avait pr\'evalu pour sa construction --- ainsi s'avisa-t-il soudain, à l'occasion d'un éclairage brutal entre deux maisons, de la ressemblance de Ken avec un personnage dont il tut le nom ; ils se dirigeaient vers l'Arsenal et la mer allait d'un instant à l'autre leur sauter aux yeux, les entreprendre au sujet de navires chargés d'armes et d'or, ce que représente quitter Venise, la quitter, l'avoir derri\`ere soi, louvoyer entre les îles, oublier Venise bien plus tard, quand la derni\ère de ses étoiles aura servi à faire le point, quand ce seront véeritablement d'autres cieux à l'aplomb du mât; alors ils chanteront Venise sur le pont; sa richesse, ils croient l'emporter dans les soutes alors qu'ils vont à sa conquête toujours plus à l'ouest; Venise perdue et réapprise quand, dans l'angle du sextant nouvellement tenu, son éetoile s'inscrit encore. 55. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'accalmie, ce moment où le navigateur regarde l'indolente voilure vaciller, silence inusité, clapot des vagues supposées tièdes, et n'ose rencontrer le regard de ceux qui attendent de lui ce souffle, ce courant, cet appel à la manoeuvre qui saurait désenclaver le navire, le mener sur la voie de tous les vents, cette route qui n'est pas seulement maritime mais aérienne, permettant de comparer le voyage à celui des trolleybus enraillés --- mais le capitaine appuy\'e au bastingage laisse porter son regard plus loin, vers la tempétueuse approche des caps, heureux qu'il lui soit permis de mesurer seul la distance improbable entre l'or et le joyaux, le poivre et les armes, entre l'orient et l'occident. 56. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qu'il y a lieu de raconter, la première marche dans Venise alors que la chaleur défait littéralement l'air, le pourrit, le suspend aux façades, répand comme une masse liquide l'odeur de ses canaux sur la ville, soulève les bateaux, écrase les vagues adriatiques, assèche aux lèvres des touristes leur sourire, infecte les propos, détourne les visages des splendeurs agrippées aux murs, relance la pol\'emique sur l'insalubrité de Venise sur la peste, sur la mort venue par la mer, sur l'enclavement de la cité, son pouvoir d'absorption, oublieuse de l'homme, entièrement acquise aux apparences, image soudoyée, vénale, enlisée dans la banalité de ses splendeurs alors que défilent derrière les parasols colorés les étrangers qui croient la prendre en précipitant leurs pas vers ses miroirs, en empoignant ses balustres, en penchant leur visage vers l'eau sans reflet, mate et compacte, qui n'impose aucun rythme si ce n'est celui, illusoire, de la navigation, une eau comme solidifiée sur laquelle des artistes peindraient au pastel rehaussé de craie blanche les dômes, les colonnes, les balcons, les cheminées-entonnoirs, l'impossible teinte rose du palais des doges... 57. Quelques mots en trompe l'oeil sur le hasard de la rencontre, cet habitacle assombri duquel le regard n'a pas d'échappée, où ne pénètre aucun bruit, aucune intrusion de la vie publique --- on pourrait jurer qu'il n'est plus de ville et plus d'état autre que de se tasser dans l'encoignure de son siège et de sentir sur sa jour le froid dur et humide de la vitre alors que de l'autre côté, à gauche, il y a la femme aperçue cinq heures plus tôt et qui se tait, tirant sur une cigarette, réfugiée dans un autre monde auquel il ne s'agit pas de donner forme, mais dont il suffit de savoir qu'il existe, comme cette vieille ville, ce vieux Nice, cette venise immortelle, modèle de toutes le cités d\'eshabitées, où la trace des pigeons sur les corniches prend plus de réalité que les d\'ecoupes harmonieuses des chapiteaux et les courses des enfants vers les écoles construites au flanc de la colline, au bord du fleuve, à moins que ce ne soit derrière cette façade l\'epreuse, cette ruelle glissant entre les cyprès et la chapelle hors de l'eau. 58. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce voyage, l'immobilité des trains, le défilement des paysages coloriés à même les vitres par des paysans et des anglais, quelques moraves barbus et des quantités d'apatrides --- puisque les chaînes montagneuses n'ont jamais été pour les hommes de pouvoir que des barrières naturelles, des préparations à des frontières barbelées et non pas des objets convoités pour y planter une capitale --- alors que les transalpins considèrent la montagne comme une traverse, un chemin où se faufiler en hiver, où se conservent les instincts braconniers dans un échafaudage de plans de bataille et tandis que nos ancêtres massés le long des routes regardaient passer les éléphants d'Hannibal, les soldats de la République puis ceux de l'Empire, nous nous empressons autour des cyclistes dont le souffle brutal nous explose au visage alors qu'ils vont atteindre le col et jusqu'à la limite dangereuse que leur tolère l'organisation motorisée et glapissante de la course. 59. Quelques mots en trompe l'oeil sur il n'y a jamais de voyage mais seulement des parcours plus ou moins brefs qu'il faut bien --- comme on l'exécute au cours de traversées transatlantiques — noter par des pointes enfoncées quotidiennement afin que tout un chacun puisse juger de l'avancée problématique du navire, alors qu'il n'est autour de soi que cette immensité grise et orangée que des paroles tentent de décrire comme autant de hauts fonds et de courants, de passages en territoires au large des Açores, de la Corse, des Canaries ou de Cuba, si bien qu'il serait possible à un capitaine un peu pervers de ne faire parcourir à ses passagers que des fragments d'océan tout autour de la Terre sans jamais permettre à leur regard de se poser sur la moindre trace rocheuse --- mais contraint pour contrebalancer cette perte de connaissance de se planter chaque matin à heure fixe devant la carte et regarder les doigts précis du Second y planter des aiguilles à tête ronde et colorée comme des épingles enfoncées dans le corps d'un ennemi à terrasser.
5 août 2007

Filmer Venise 2

Résumé du chapitre précédent : Ken est arrivé à Venise par le train de Nice. Il rencontre Chasrel au Florian. ils lient connaisance. 21. Quelques mots en trompe l'oeil sur la facilité du récit, sa linéarité, sur l'enchaînement des faits, sur ce garçon quittant les dernières épreuves du bac, se trouvant à la gare, empruntant comme chaque soir depuis sept ans pour quelques minutes le train de V. avec en poche la modique somme réclamée par les chemins de fer italiens pour rejoindre la très mythique capitale, et sans préméditation ne descendant pas à son arrêt, ne voulant plus rien savoir de sa vie antérieure, vide de toute mémoire, comme rasé, dénudé, pour traverser vers six heures du matin la zone industrielle de Padoue chargée de fumées, s'immiscer dans la lagune, monter dans un vaporetto, ne pas regarder autour de lui, tout à la pensée de sa solitude, pour la première fois libre, sans devoir, sans horaire, sans côtoiement, sans jugement, sans obligation de parole et donc en ce sens incapable de voir, tout enfermée dans la contemplation de ce désert intérieur où il va s'enfoncer comme dans une chambre sourde alors que c'est justement la langue, quand elle rivalise avec la musique, quand elle étourdit et enchante, quand elle s'étale sur tous les tons, liquide, transparente, justement elle, sans interprétation possible pour l'heure, qui l'enlace et l'isole, le conduisant les yeux fermés sur San Marco. 22. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce rire dont il rêve et cette gravité dont il joue, enfant d'âge adulte, quand il lui faut poser le pied sur les marches et traverser au matin, tout seul, la place trop grande dont il n'a pas encore vérifié la splendeur, mais qu'immédiatement il considère comme une scène, un lieu à habiter dans son ensemble, sans oublier la dimension verticale qui le dresse et l'empêche de pleurer, tenu, semble-t-il par ce ciel bleu vif de cartoline ; alors, titubant, il vient heurter les portes vitrées, quémande un café et demeure là, déposé, presque mort, tassé sur lui-même, les mains repliées sur son ventre, lassé de tout, paralysé, réalisant seulement qu'une douleur s'est installée, une nausée qu'il étudie sur le champ et ne compare à rien de précédent ; il pense qu'il a peut-être faim mais ne commande pas de tartine ; il pense avoir froid mai n'enfile pas la veste de toile qu'il tient serrée contre lui; il pénètre encore plus avant, atteint l'ombre, s'y attarde, s'y terre, tremble doucement ; un fourmillement parcourt ses jambes dont il lui semble qu'elles sont glacées ; ce n'est pas l'hiver ; il ne neige pas ; les gens, sortis des hôtels maintenant, jettent aux pigeons des poignées de graines et se photographient ; ils portent des casquettes, d'énormes appareils photo, ils veulent tout prendre de V., tout absorber ; certains n'y reviendront plus ; il leur semble vivre enfin parce qu'ils se découvrent semblables aux clichés découpés dans les magazines, amants enlacés sous le pont des soupirs, devant la casa d'oro, en partance pour les îles, et ce qu'ils font aujourd'hui les enivre parce qu'il s'agit de la réfection de gestes appris qu'ils se remémorent, dont on sait que plus tard il faudra rendre compte, avouer je suis allé à V. et je n'ai pas assisté au carnaval, je n'ai pas eu le temps de visiter le cimetière, j'ai raté mon séjour à V., je crois que ce n'était pas la saison, que nous eussions dû rester plus longtemps, ne pas revenir à Mestre ce soir-là mais attendre que le feu d'artifice soit tiré devant nous sur le canal, c'est très surfait V., vous savez, à moins d'y vivre quelques semaines ; je connais des gens qui y vont chaque année, des femmes, elles reprennent leur balade où elles l'avaient arrêtée, retiennent la même chambre, retrouvent le gondolier qui sait les distraire, se promènent comme dans un Canaletto, ni plus ni moins, je vous assure, elles sont à tout jamais vénitiennes, même si le hasard ne leur offre pas d'entrer dans l'un de ces palais presqu'effacés, habités par une ou deux personnes retirées dans un appartement encombré de photos plut\^ot que de bois doré et de miroirs, de peluche rouge et de plastique plutôt que de brocards et de verrerie, vendus ; et pourtant, c'est de ces fenêtres cloisonnées à petits carreau qu'il faut avoir vu V. se construire et se défaire au cours du jour, inlassablement assis dans un fauteuil, les mains inoccupées ou d'un livre seul, le regard mobile, du café fort à proximité ; voir V. chauffée à blanc, en respirer l'odeur persistante, une odeur qui avoue les saisons, qui les précède parfois, qui rythme la vie vénitienne comme le bruit des bateaux et les cris échangées comme des poignées de mains et des saluts amicaux, d'une rive à l'autre, par des passants --- car ici la distance s'établit à chaque instant; on ne traverse pas pour embrasser la femme que l'on désire, pour la rejoindre il faut la patience et la connaissance des enchaînements : on descend, on longe, on remonte, on se parle durant le trajet pour ne pas se perdre de voix, pour déjà s'enlacer --- mais parfois, immobile au bord de l'eau il faut découvrir que l'autre a disparu, happé par la nuit de cette ruelle, de cette porte, emporté par un traghetto ; silencieusement on reprend sa route, traversant à nouveau le petit pont, rejoignant la place après un dernier coup d'oeil, attentif à ce qui va maintenant se reproduire, cette douleur dans V., cette douleur constante d'une attente déemesurée, comme si l'on manquait à tous ses devoirs, comme si ces pérégrinations n'avaient d'autre ressort que la jalousie, une jalousie fondamentale ; tandis que sur le port les navires ne déchargent plus, nous restons au bord du temps. 23. Quelques mots en trompe l'oeil sur cette somnolence à laquelle Ken s'adonne pour la première fois, cet au bois dormant. 24. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'identification au désir, ce passage très rapide, pas même assimilé, de la dernière ligne écrite sur la copie à la fin des épreuves du Bac, cette copie que déjà quelqu'un saisit en entreprend de classer, jusqu'à cette heure si calme dans une ville inconnue dont la langue ne lui parlant pas d'elle-même, évoque des catégorie d'images ; des soirées délicates où sa mère et celle qu'il nommait tante Iris cherchaient, épaule contre épaule, la signification d'une locution, trouvaient dans la bibliothèque une traduction ancienne dont elles se servaient, tel ce livre relié de cuir rouge, lettres de Saint Augustin dont il avait si souvent près d'elles déplié les pages, parcouru le texte, s'inventant alors une enfance africaine, une adolescence byzantine, un âge romain. 25. Quelques mots en trompe l'oeil comme si dans les moments de doute l'enfant resurgissait toujours et comme si notre innocence nous semblait aussi troublante que celle ressentie brutalement lors de notre première nuit d'amour, quand le souffle de l'autre nous accable et que nous restons à nous interroger sur la durée, l'importance de la douleur, sans éprouver autre chose qu'un léger vertige dû à la notion de profondeur, conscients seulement des abîmes ainsi survolées mais au creux desquelles il suffirait d'un regard pour nous plonger à jamais. 26. Quelques mots en trompe l'oeil sur les pas incertains qui conduisent d'un âge à l'autre ou l'un vers l'autre les hommes, et sur la nature desquels on ne s'interroge pas, préférant l'indifférence, la jalousie, l'observation, le silence surtout, ou le rire, mais sans que cela ne s'assortisse jamais d'aucune implication, comme si la femme n'était pas à tout jamais et avant tout soeur et m\`ere, et donc à l'origine des pas de ce jeune homme brun vers cet homme moins jeune, sur la place, au début de l'été, dans une ville appelée Venise. 27. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qui ne trompe pas, le regard coulé sous les lunettes, à quoi répond la pose du jeune homme réprimant un bâillement, souffrant visiblement de la fraîcheur ce matin sur Saint-Marc nimbé d'ors. 28. Quelques mots en trompe l'oeil sur vous êtes français, sur oui, sur quel temps fait-il à Paris, sur je ne viens pas de Paris, sur ce léger accent, sur voulez-vous prendre quelque chose, sur si vous voulez, sur le sourire, sur Alberto un expresso, sur qu'êtes-vous venu faire à V., sur je suis cinéaste, sur vraiment, sur oui, sur il ne se d\'edit pas, sur il releva les épaules et prenant appui contre le dossier se redressa, sur il fit glisser sa veste à côté de lui, il passa ses doigts dans ses cheveux juste longs, un peu trop, et décolorés, du moins cela sembla-t-il à l'autre qui approuvait du regard Alberto posant sur la table devant le jeune homme la tasse de porcelaine monogrammée et restait un moment, juste un moment de trop, face à eux, observant à son tour le visage aux traits tirés, aux lèvres fines, la couleur des cheveux éclaircie en surface et, d'où il était, le jean étroit, puis s'écartait non sans voir pris note des chaussures avachies. 29. Quelques mots en trompe l'oeil sur qui devrait décrire l'atmosphère céleste, l'angélisme des expressions, le passage sur la place de quelques vénitiennes dont on ne cultive plus la chevelure cuivrée sur les terrasses mais qui, parce qu'elles se d\'eplacent sur le marbre légèrement embué après la nuit, èvoquent la démarche altière de leurs ancêtres juchées sur des patins. 30. Quelques mots en trompe l'oeil sur la vapeur condensée dans l'étroit volume de la tasse et dont Ken ressentait l'humidité sur ses joues ; fermant alors les yeux il ne parlait ni n'entendait mais dodelinait de tout son corps au rythme d'une musique intérieure ; puis il reposa brutalement la tasse vide sur sa soucoupe, essuya furtivement ses lèvres du dos de sa main et regarda pour la première fois autour de lui. 31. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'élégance, la fragile élégance de Chasrel dont il percevait l'odeur et jusqu'au grain de la peau légèrement hâlée, à peine un peu trop pour la saison lui sembla-t-il, mais sans ostentation, comme ces gens qui naturellement passent l'hiver au soleil et l'été déambulent dans les montagnes nuageuses --- ce que Ken ne pouvait pas savoir mais qui le fascinait déjà --- cette appropriation de l'espace et du temps donnant à l'image renaissante de l'homme cosmique dressant le monde entre ses quatre membres et le forçant en quelque sorte à émerger du chaos. 32. Quelques mots en trompe l'oeil sur le pain dans lequel il mordait, sur le troisième café emmaillot\'e de chantilly et parsemé de grains de cacao, sur le plaisir évident que Chasrel éprouvait à rappeler Alberto, à le voir tendre vers Ken la corbeille, à entrevoir ses dents entre ses lèvres quand il buvait, à entendre les chuchotements, les soupirs, à cette respiration que l'on prend entre deux bouchées, à cette ivresse du coeur, au plissement des yeux, à l'avidité perceptible dans le regard alors que la main retombe sur la table un croissant entamé entre les doigts et qu'on doit attendre que le calme nous revienne pour terminer sur une dernière gorgée, cette fois sans sucre, dont l'amertume glace les dents. 33. Quelques mots en trompe l'oeil sur que faites-vous à Venise, sur je fais un film, sur comment cela, sur je prends des notes pour le script, sur sans matériel, sur je ne l'ai pas emporté, sur vous en aurez sans doute besoin, sur peut-être, sur je peux vous en procurer, sur ce serait bien, sur c'est la première fois que vous venez, sur oui, sur je vais vous servir de guide, sur si vous voulez, sur il avait croisé les jambes et allumé une cigarette, sorti des lunettes noires de sa poche, sur il se risquait à se délasser, à entrouvrir le col de son polo, à étendre ses jambes sous la table. 34. Quelques mots en trompe l'oeil sur rien ne vous retient, sur j'ai des amis délicieux, sur travailler à votre projet, sur les deux âges qu'il nous faut affronter, le vôtre et le mien où la mort est ce calice offert, ne sentez-vous pas cette mort qui nous tient un langage absolu et qu'il s'agit d'écarter ou d'épouser, alors que se lit à chaque heure dans votre regard l'abandon. 35. Quelques mots en trompe l'oeil sur le soleil était maintenant plus haut, la foule des touristes s'agglutinait autour des guides portant de grands parapluies colorés, sur l'image du parasol vénitien, le ridicule attribut des doges que seul le pape aujourd'hui arbore emblématiquement. 36. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel et Alberto tenaient une conversation rapide et basse en italien que Ken ne suivait pas mais qui les animait, et au cours de laquelle le Français s'exclama et se mit à faire des gestes, comme s'il s'agissait d'une histoire parallèle, destinée à jouer le double sens des phrases, à être compris de ce fait au-delà de la portée de la voix, pour des passants ou des gens à leur fenêtre, et comme pour souligner les émotions alors que le texte n'était pas descriptif ; de même la musique de la langue se trouvait restituée comme une chansonnette, un air bien connu qui raconterait autre chose, la rengaine et cette fois une rengaine que Ken pouvait reconnaître, une de ces petites chansons d'école ou de village, qui cancanent sur le chapeau de la mairesse ou les amours du boulanger, qui moralisent allègrement du soir au matin et dont on ne cherche plus jamais la source mais qui nous rappellent les uns aux autres la leçon sociale. 37. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce regard particulier qu'un homme comme Chasrel porte sur le jeune homme, sachant qu'il s'agit là du seul instant réellement vacant dans la vie de Ken --- non par curiosité, par un mouvement de l'esprit qui le porte à n'être qu'objet --- telles ces pages de quotidien que nous foulons aux pieds et sur lesquelles il nous arrive de nous pencher, déchiffrant un événement qui nous oblige à les ramasser : ainsi en est-il de cette histoire entre Chasrel et Ken, sur cette place de Venise où ils ne se retrouveront plus. 38. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel tira de sa poche une boite de bonbons à la violette, en prenant un il en offrit sans ostentation à Ken, ce que celui-ci considéra comme une provocation, ce qui le fit se lever, jeter sa veste sur son épaule, saluer, ne pas répondre au fameux ``à ce soir'' que néanmoins en suçotant cette fleur de sucre Chasrel lui lança avant de reprendre la lecture d'un hebdomadaire local dont il avait semble-t-il lu les trois-quarts, puisque Ken se retournant à la porte vit qu'il s'en éventait. 39. Quelques mots en trompe l'oeil sur Ken glissa sa main dans sa poche pour y trouver de l'argent, dix mille lires qu'il tint un moment, appuyé contre la vitrine du papetier, cherchant à se rappeler le cours du change affiché à la gare avant d'entrer, de passer en revue tous ces cahiers recouverts de motifs tracés au peigne dans de la couleur, souvenir jamais vécu dont on berçait sa jeunesse, expérience sans cesse repoussée de faire de la pâte à papier, d'y mêler de la gouache, de l'étendre sur un tamis et de dessiner ces plumes et ces arabesques en camaïeu, passer maintenant entre les fils tendus où sèchent les feuilles dans l'arrière-boutique ouverte sur cour, à peine écouter les reproches de la commerçante vivement relayée par les explications d'un jeune garçon de son âge s'activant entre les cuves, qui parle niçois, qui a des cousins potiers dans le quartier Sainte Claire-Saint Augustin à Nice, que Ken ne situe pas, qui voudrait exporter son travail, trouver des acheteurs en Amérique, qui lui demande des conseils, qui lui fait finalement un prix sur un cahier de bonne dimension, facile à tenir en main, d'un papier lisse à simples rayures sur lequel le stylo prend appui mais ne ripe pas, et dont la couverture cartonnée permet d'écrire partout, jusque dans la rue, un modèle qu'il vend aux artistes, aux écrivains de passage, ils sont nombreux; certains, par considération pour la façon dont il les traite lui envoient leurs livres, il a ainsi de nombreux ouvrages d'érudition sur la ville et des romans; certains signent son livre d'or et, sans le sortir de l'étagère il le désigne à Ken en lui vendant maintenant un bic dont le corps a été entouré d'une feuille au même motif que celui du cahier; puis il prend le billet de vingt euros, le tend à sa mère, raccompagne Ken à la porte et lui explique comment se rendre au Lido. 40. Quelques mots en trompe l'oeil sur ne pas savoir Venise, ni la mer, hormis celle côtoyée sur la Riviera française, s'imaginer ailleurs, à la seule dimension des salles en CinémaScope et s'inventer des voyages de cartes-postales.
5 août 2007

Filmer Venise 1

1. Quelques mots en trompe l'oeil sur choisir l'heure et le jour du départ, sur trouver la force de s'éloigner de soi-même alors que l'inventaire n'a pas encore été établi, que demeurent sur le quai les objets aimés, posés tels quels, alors que dans l'ombre du compartiment il faut tenter une fois encore de retrouver les traits des visages. 2. Quelques mots en trompe l'oeil sur déjà le jour avait commencé où Ken allait à la rencontre de l'autre comme on s'enfouit dans une mémoire de circonstance, déjà séduit, déjà abstrait du temps, tel qu'il eut été surpris d'entendre crier maintenant du balcon sa mère de renoncer à partir jouer au flipper avant manger, et jusqu'aux éclats de rire des mecs attroupés dans l'entrée mauve, tel qu'il n'aurait plus été sensible à la beauté des filles habituellement appuyées contre la vitrine du coiffeur ou échangeant des lettres en avançant lentement vers la porte du collège. 3. Quelques mots en trompe l'oeil sur donner le change, extraire de sa conscience les mots qui permettent le passage, établir une relation entre Ken et cet homme âgé, accompli, inconnu, dans cette ville pour l'heure déserte, comme les prémisses d'une naissance, comme ce premier regard enfin accordé, où chaque pas est le fruit d'un engagement. 4 Quelques mots en trompe l'oeil sur l'efficacité de sa présence massive, silencieuse, enveloppé de lambswool beige, avec pour attribut semble-t-il une paire de sourcils grisonnants d'une toute autre apparence que ses cheveux, ébouriffés, plus épais, dont l'ombre influe jusqu'au pommettes, où le regard transparaît, de ce gris très anciennement bleu. 5. Quelques mots en trompe l'oeil sur la difficulté de devenir, d'accomplir l'oeuvre, de faire semblant de trouver facilement les mots et le gestes nécessaires à la vie, alors que les premiers instants fidèlement nous restituent d'autres mots et d'autres attitudes, longuement apprivoisés, retenus du même mouvement que les rhymes enfantines et le goût des petits pois assemblés autour de l'escalope, que l'on divise d'une fourchette habile en territoires verts et ronds où l'imagination fait galoper des coursiers blancs et courir des gamins, et ces images dont nous ne nous défaisons pas sans ressentir de souffrance il faut les écarter maintenant et à tout jamais. 6. Quelques mots en trompe l'oeil sur le reflet des visages dans les miroirs déformants, l'attitude des passants cernés de buée, les bourrasques arrachant aux drapeaux des lambeaux rouges et verts qui se mêlent aux pigeons, la couleur acidulé des doigts, la fragilité des gestes, le repli du corps, le regard de Chasrel rencontré par megarde deux ou trois fois. 7. Quelques mots en trompe l'oeil sur lui parler, trouver la distance nécessaire pour lui parler, pour qu'il tourne légèrement la tête, pour qu'il soulève les paupières, pour qu'il s'aperçoive simplement de la presence de l'autre, pour que cette présence lui soit agréable, qu'il souhaite manifester à son égard un certain intérêt, qu'il pose son journal, qu'il demande du sucre, ou du feu, qu'il tende la main vers lui, qu'il semble surpris de ce voisinage dont il n'avait jusqu'alors pas pris conscience, qu'il pose une question, qu'il s'interpose entre lui et le garçon pour traduire une phrase concernant le change des francs en lires, ou un détail touristique, un horaire, une adresse, et plus Ken avançait dans l'histoire plus il devenait anxieux d'en connaître le dénouement, inventant un accent, une tonalité, des modulations, un vocabulaire, lui accordant une biographie dont lui, Ken, se sentait immédiatement exclus, commerçant, homme de loi dont la physionomie lui rappellerait celle d'un oncle décédé avant sa naissance. 8. Quelques mots en trompe l'oeil sur rendre d'un pinceau d'aquarelle surchargé de sepia l'immobilité du visage, la proximité du silence, l'image d'un corps autour duquel la mort a commencé dès l'enfance à façonner un linceul. 9. Quelques mots en trompe l'oeil sur vous êtes Français, sur oui, sur comment le savez-vous, sur le sourire entendu, sur le crissement du journal encore neuf que l'on replie, sur il lisait sans lunettes, sur votre premier voyage à V., sur la saison, sur j'habite ici chaque hiver à l'hôtel, sur sentir s'immobiliser la ville puis basculer dans le canal chaque nuit, passer en vaporeto parmi les reflets des salons illuminés alors que les façades disparues les fenêtres livrent l'éclat de leurs lustres lentement balancés dans le sillage. 10. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'insistance avec laquelle Chasrel se pencha vers le jeune homme assis à ses côtés, un jeune Français, paupières mi-closes, une main posée sur la table à proximité de sa tasse de café, l'autre crispée sur une veste beige tenue contre son ventre ; le peu de passage à cette heure matinale sur la place semblait le rassurer, entourés qu'ils étaient d'Italiens cérémonieux attablés devant des paniers de petits pains à l'huile auxquels ils ne s'intéressaient pas, avalant capuccino sur capuccino tandis que plus loin, juste sur la gauche, dans les grandes brasseries, des garçons en frac font voltiger des plateaux d'argent sur lesquels reposent dans des serviettes empesées quelques viennoiseries tièdes; tandis que les habitués tiennent une baguette longuement fendue dans laquelle est inséré un journal, retenu par un élastique muni d'une boule de buis ; tandis qu'en contrebas, assis à même le sol, des hommes aspirent du thé à la menthe bouillant, que l'on pourrait sentir d'ici l'ouzo, ou palper le café qui descend crémeux dans une tasse minuscule; tandis qu'en pleine ville, sur le zinc, on dessert les cafés arrosés de l'aube — c'est avec familiarité que Chasrel raconte les petits matins de l'Europe à Ken et le force presque à sourire, contemple avec bonhomie le visage encore pâle, le port de tête de l'enfant, ce que son allure laisse présager quant à la gracilité de son corps. 11. Quelques mots en trompe l'oeil sur plus tard marchant dans la rue, se trouver obligé de se tenir par le coude pour résister à la pression de la foule puis se précipiter presqu'involontairement dans le hall de l'hôtel et demander une chambre, une autre chambre, l'accompagner à la porte et redescendre, s'asseoir dans un fauteuil, s'éventer avec la main, puis avec un hebdomadaire un peu trop épais, sur la couverture duquel un garçon succombe, s'amuser à en deviner l'âge, la condition, chercher à se souvenir de lui comme s'il se fut agi d'un ami, d'un amant, disparu hier après le thé sans dire un mot, quelqu'un qui lui eût manqué de respect, qui ne serait pas annoncé, qui serait parti sans saluer, en oubliant une écharpe, des gants, un colifichet si personnel que, le trouvant sur le jeté de lit, Chasrel fût resté interdit, et cette seule pensée l'oblige à passer sa main sur ses yeux pour échapper au charme, à poser la revue sur la table, à s'arranger pour qu'une autre la chevauchant escamote l'image insane, insensée, et rende enfin à cette grande pièce jonchée de colonnes roses sa sérénité alors que, derrière le comptoir, le concierge signe des lettres en écoutant les confidences a capella du barman un moment échappé à sa condition pour prendre l'apparence d'un client, cigarette, une main dans la poche, cheveux gominés, espoir fou qu'une femme pour demander sa clé l'effleurera, se méprendra, lui jettera un coup d'oeil qu'il saura bien alors retenir suffisamment pour qu'elle se trouve obligée d'énoncer à voix basse des banalités méetéorologiques, d'une voix dont il suppose la tonalitée étrangère… le choc d'une bague sur le zinc en cuivre le ramène vivement au bar, passant sans le voir devant Ken à sa sortie de l'ascenseur. 12. Quelques mots en trompe l'oeil sur les motivations de Chasrel, son appartenance à deux villes, à deux états, sur cette incohérence entre ses d\'esirs jamais suffisants et ses refus toujours énoncés comme des décrets inabrogeables, sur l'état de vieillesse, sur cette solitude accaparante, cette notion de solitude plutôt, comme une entité, comme un médium, comme une façon d'être là avec les autres et de se soustraire à la charge ; la solitude splendide, une résurrection, un langage permissif, une volupté première, en scène, seul, ici, dans ce palace vieillot, sous le regard appuyé des clients. 13. Quelques mots en trompe l'oeil pour dire qu'à ce moment tout geste, qu'il soit effectué ou retenu, est porteur de sens. 14. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce reflet dont il saisit la beauté, blond au regard brun, ou roux au regard bleu, il ne sait, ne s'y attarde pas, laisse simplement le désir assécher ses lèvres tandis qu'il ne réprime rien des très légers plissements de sa peau, comme on fredonne un air connu du fond de la gorge, instant limite de l'indiscrétion semble-t-il, bien que l'enfant soit déjà loin dans le parc de l'hôtel, inconscient de ce plaisir donné, de cette articulation très précise entre ce que fabrique l'imagination et ce que l'homme tragique fomente. 15. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'identité, la carte, l'habitus, la nationalité, la numérotation, le nombre, la date de naissance, la plaque minéeralogique, le permis de chasse, de conduire, de voler, de naviguer d'avoir des enfants, des actions en bourse, sur le contrôle, le repère, l'habit qui fait le moine, la nature de leurs rapports, la notoriété, l'honorabilité, la décence, le droit de vote, la liste électorale, l'appartenance au barreau, à la magistrature, un haut magistrat, on lui donnerait le bon dieu sans confession, capable de tout, un homme respectable, on ne le soupçonnera pas, des crédits sans garantie, sur son seul nom, sa parole d'honneur, moralité, famille exemplaire, son père est médaillé, membre fondateur d'une société caritative, un homme bon, véritablement bon, dont les enfants n'égaleront jamais les qualités, il appartient à cette race d'hommes des députés, des sénateurs, des maires, des hommes au service de leur ville, de la nation, des nantis, des puissants, des hommes de main, des partenaires, des aventuriers, des battants, de ces hommes qui bâtissent des empires, dont on fait ses conseillers, des éminences grises, des confidents, des vassaux, des conspirateurs, des truands, des complices, des hommes rapides à la détente, des chevaliers d'industrie, des présidents directeurs généraux, des hommes sur lesquels le regard des femmes n'a pas prise, sur lesquels leur regard se pose avec crainte et volupté, s'interroge, se résigne, aux côtés desquels elles aiment entrer dans les salons, parées qu'elles sont des attributs que la décence ne permet pas aux hommes de porter en société, diams et fourrures, tandis que dans leurs mains voltigent les lingots jusque sur les tables clandestines, les actions qu'ils s'échangent comme des poignées de main, décidant du sort de leur fortune et, plus encore, de celui des états dont ils tiennent les rênes en secret. 16. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'immense sentiment de solitude dont il est fait état. 17. Quelques mots en trompe l'oeil sur Ken s'approcha de Chasrel et attendit en silence. 18. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'obédience et la fascination, les repères indiscrets qui s'effectuent de part et d'autre, d'une table à l'autre, cet attrait subit qui semble périlleux pour l'un comme pour l'autre, la retenue des gestes, l'essai tenté d'abord dans le miroir, s'imaginer près de l'autre, lui parlant, profitant d'un répit dans la lecture pour s'immiscer et, prenant appui sur la réalité, c'est-à-dire dans la méconnaissance de l'autre, l'interpeller. 19. Quelques mots en trompe l'oeil sur ``cinéaste'' répondit l'enfant. 20. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel lèverait les yeux de son journal, il ferait glisser d'un doigt ses lunettes le long de son nez, il aurait alors cet air légèrement ébahi, presqu'îvre, les lèvres entr'ouvertes, pour contempler le visage de son interlocuteur, comme s'il s'agissait de mesurer l'état de la conversation, comme s'il avait déjà oublié qu'il avait posé une question et qu'il s'agissait d'une conversation entamée depuis quelques minutes, qu'il avait lui-même proposé un café, qu'il s'était engagéjusqu'à demander ce qui amenait Ken à V. ce matin si tôt, au moment de l'ouverture, étonné aussi que les garçons aient accepté de le servir alors que lui-même n'avait gagné ce privilège qu'en vertu de trente séjours au moins, d'une longue servitude, d'une systématique relation établie sur le fait de leur procurer à chacun de ses passages des davidoff king size et surtout des fromages français apportés d'une traite le matin de son arrivée, ce qui lui avait obtenu le privilège du premier capuccino, celui réservé au patron et à ceux de l'ouverture, dans la salle du fond, près du bar en cuivre, parmi les piles de serviettes empesées, les napperons, la lourde argenterie anglaise aux armes de la maison, et d'entendre commenter le match de la veille ou les arrivées princières, et voici qu'il se trouvait en compagnie d'un jeune homme inconnu, tombé là par hasard, auquel la compassion ou, moins plausible, l'oubli des convenances, avait permis qu'on le servît.
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