41. Quelques mots en trompe l'oeil sur il acheta une glace qu'il consomma devant la boutique : une fille à peine nue le dévisagea en riant puis disparut.
42. Quelques mots en trompe l'oeil sur le regard interdit que Ken pose sur la femme et cette absence de désir qui n'est plus que trouble, dont il ne se défait pas, dont il préfère se libérer en lisant des romans, en se collant devant des reproductions de portraits de femmes, Isabelle d'Este, la Femme au Chapeau rouge, Antoinette, La Caissière des Folies-Bergères, en essayant de restituer une image qui ne puisse s'apparenter à aucun modèle de sa connaissance, en ne dotant ce portait d'aucune vertu, femme sans âme dont la seule vue sans cesse renouvelée d'une manière à l'autre, viendrait à propos le soulager de cette blessure extrême qu'est l'adolescence.
43. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces femmes trop belles, ou trop distantes, ou trop maternelles, ou trop rieuses, ou trop enfantines, ou trop perverses, ou trop entreprenantes, ou trop attachantes, ou d\'esireuses de rompre, de s'élever, de quitter, ou trop sûres d'elles, ou trop intellectuelles, ou trop musiciennes, ou trop sauvages, ou trop cousines, soeurs, confidentes, camarades, ou trop édifiées, ou trop niaises, trop passionnées, ou trop insérées dans le monde du savoir et de la reconnaissance de ce savoir, ou trop silencieuses, ou trop avides de tendresse.
44. Quelques mots en trompe l'oeil sur voir se dessiner la possibilité, seulement pouvoir émettre l'idée sans rougir, sans faillir qu'il se pourrait, il se pourrait peut-être bien, sur la seule hypothèse caressée, griffonnée ici, que ce cahier pourrait enregistrer le projet, la mise par écrit, dont le premier pas vers la constitution d'une chose dont il n'a jamais rien dit, qui s'est constitué dans le silence des jours, dont il n'a pas dressé d'image sur laquelle il pourrait aujourd'hui s'appuyer, une chose sans passé, sans prémisses, sans préméeditation et pourtant déjà toute fabriquée, une chose qui se traduirait en séquences, à laquelle il va maintenant s'intéresser complètement, une histoire, une série d'images filmées, mobiles, enchaînées pour répondre à toutes celles qui n'ont cessé de lui parler depuis dix-huit ans, tous les films aimés ou haïs, dont il a été l'otage, prisonnier dans le noir des salles, du fait que le cinéma se saisit de sa vie pour faire vivre d'autres histoires à des héros dont il est l'initiateur sans qu'il lui soit permis de retour.
45. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qui n'apparaît pas, le silence des pierres, le déplacement de la lumière, les colonnes empruntées, le placage de marbre, le vert des canaux, l'envol des statues sur la place, les cris des touristes américains trop jeunes pour de telles expériences, la brique apparaissant sous le crépi, l'immobilité, la cadence, le chant, les nuages errant sur la plage du Lido, la proximité glacée des Alpes, le vent qui ne trouble ni la candeur des campaniles ni l'apathie des îles, le souvenir surtout d'autres venises, mille fois plus présentes, les kilomètres de pellicule 8mm sur les images desquelles on peut voir couler la sueur aux aisselles des jeunes femmes-mêmes.
46. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces villes où nous nous enfonçons pour mieux respirer et mieux sentir sur nos têtes le poids céleste — comme si chaque pâté de maison nous distrayait de l'absolue nécessité de vivre, nous offrait autant de possibles, de morts possibles, de fins à un livre qui nous serait dédié --- quoi de plus ? que peut-il encore nous arriver ? Quel superflu et quelle réalité ? Quel épanchement pour quel idéal éventré ? à marcher ainsi on perd conscience de sa pauvreté, on en fait des gorges chaudes, on a moins froid que prévu, on s'habitue aux ombres, on gagne les cafés, on y sert de cible aux passants qui tentent d'oublier la quotidienneté pour s'identifier aux voyageurs, s'imaginer la ville comme une étape, Venise ville ouverte et l'accomplissement d'un destin que la brièveté du voyage rendrait éblouissant, dont la moindre des minutes se lirait clairement, et les mêmes parcours, la fameuse artère qui va de San Marco au vaporetto pour San Michele le long des boutiques de fleuristes et des ateliers de marbriers, le trottoir allongé devant l'hôpital le long duquel sont garées les ambulances, deviendraient les trésors d'une mémoire familiale à Oslo ou à Carpentras, et cette ville partagée entre ses habitants et le fait qu'elle serve de référence quarante mile kilomètres à la ronde, ne s'accomplit plus en tant qu'état ou en tant que cité, mais en tant qu'archétype où, simultanément, nous éprouvons notre destin à la lumière de ses édifices et de son histoire.
47. Quelques mots en trompe l'oeil retrouver Venise ailleurs, motif à peindre ou à voyager, à moraliser sur des carnets pur toujours refermés, tels ces sonates sur piano muet exécutés durant des voyages exagérèment longs --- et la jeune fille qui penchait son visage à la portière, ravie de croiser le regard d'un étranger, repose ses doigts sur le clavier et reprend le passage annoté sur la partition, celui sur lequel non seulement ses doigts achoppent, mais surtout son esprit, ces instants de vélocité pure.
48. Quelques mots en trompe l'oeil sur ne pas reconnaître dans ces fragments d'une ville parcourue sans distraction autre chose que l'abolition du destin, un coma de quelques mois, la tête qui s'appuie sur l'oreiller, le visage pâli, l'éloignement des visages, la mansuétude, l'immense mansuétude ressentie et exprimée tout au long des heures, les autres comme des messagers allant et venant du dehors au dedans, portant sur leurs épaules la mémoire des lieux, des paroles entendues voici très longtemps, des mots d'amour, emportant et rapportant des lettres, langage de fleurs appropri\'e à cette échappée vers d'autres rives --- et voici qu'emprisonné dans Venise pour un certain temps il me souvient d'en avoir toujours porté le souvenir, d'être né ici entre autres, comme je suis né new-yorkais ou habitant de Nijni-Novgorod, à travers tout ce lacis de textes, de reportages, de photos, de témoignages et tel qu'en moi-même aujourd'hui, voulant rejoindre la Salute, je m'y rends d'un pas presque certain, n'hésitant que sur le choix de deux itinéraires l'un plus touristique et l'autre plus commode, mais sans ce malaise que l'on imagine éeprouver les premiers jours dans une ville inconnue.
49. Quelques mots en trompe l'oeil sur ces quelques lignes que trace Ken en ce début d'après-midi alors que justement il se perd en conjectures et cherche à comprendre le tracé de la ville, lui qui n'a jamais effectué la moindre recherche topologique, dont les vagues souvenirs lui viennent du plan du quartier établi en classe primaire où l'on avait fait figurer les maisons des élèves, la fenêtre de leur chambre et, en annexe, le relevé de l'appartement; alors les points cardinaux avaient servi à fixer l'entrée du soleil dans les pièces au cours de saisons, et encore à voir dans la prolongation des lignes apparaître d'autres villes, table d'orientation fabuleuse, avec au loin les côtes d'Afrique…
50. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qu'il pourrait advenir si, prenant en main une caméra, victime d'une extraordinaire confiance en soi, il décidait de réaliser ce film dont, insidieusement, les premiers thèmes lui venaient aux lèvres, la simple histoire d'un passager dans une ville considérée comme un lieu aussi fragile, aussi peu conséquent qu'un paquebot --- et comme si ses promenades n'étaient que des allées et venues le long d'un bastingage, des mots de politesse et des idylles nouées pour un soir en vue du Bosphore --- avec cette ultime retenue courrier écrit à bord, destiné surtout à tracer l'imperceptible ligne de partage entre le si peu de réalitée et les illusions inamovibles dont, alors, sont pourvus les absents, quittés ou rejoints.
51. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'écriture comme un défi relevé, d'une activité nouvellement acquise, et cette sensation maintenant nommée d'être véritablement conduit, tenu par la main, sans qu'il puisse être question d'échapper à la situation, de prendre la clé des champs, de sauter sur la marchepied du bus, de s'asseoir à califourchon sur la selle de la petite suzuki du voisin, sans pouvoir mentir plus avant, se défiler d'une boutade, entièrement à la solde de ce mensonge, ``cinéaste'', de cette gal\'ejade, ou au contraire de cette réalité, ``je suis venu ici faire un film, je prépare un script'', comme d'autres auraient dit je veux faire pompier ou maçon, rejoignant toute la théorie des emballements, soumis à cette dialectique qui veut que l'enfant dans le jeu des questions auxquelles l'adulte le soumet depuis la naissance, soit amené jusqu'à s'enliser dans sa propre prospective une vie encore insignifiante bien qu'engagée, qui pour certains éclate dans la guerre, dans le corps \`a corps avec la mort, alors que l'existence prend seulement son sens, qu'on en est aux premiers mots, qu'on sait \`a peine conjuguer et calculer, alors le destin de tous prend la place du particulier et les dés sont jetés bien trop loin pour que le regard puisse, de l\`a o\`u ils furent joués, en déchiffrer la combinaison --- il faut encore faire le tour du tapis, rencontrer les autres en combat singulier, s'affronter comme dans la cour de l'école, rejouer les scènes de films dont on n'a pas été le héros, leur redonner du lustre, y apporter un autre langage, de nouveaux éléments, des anecdotes et risquer cinquante cinquante de finir l'histoire dans un coin de campagne orientale, sans espoir de comprendre les paroles de ceux qui parlent, penchés sur notre corps, confondant les visages, croyant appeler un p\`ere ou un copain alors que celui-ci dégaine pour le coup de grâce.
52. Quelques mots en trompe l'oeil sur cet abandon qui devient accomplissement.
53. Quelques mots en trompe l'oeil sur marcher, s'arrêter, regarder, écrire, parler tout haut, se retourner, entendre les carillons sonner six heures, se souvenir d'un rendez-vous, quelque part, bientôt, commencer à se sentir fatigué, repartir en arrière, emboîter le pas à un groupe traversant vivement le quartier sommes toutes désert dans cette nuit qui commence, se dire qu'ils vont bien vers le centre, leur faire faux bond tandis qu'ils commentent les applications de marbre vert dont on a orné la cathédrale, regarder la place avant de la traverser, sentir l'émotion vous tenailler rien qu'à la vue des colonnes, rien qu'\`a la musique de l'orchestre, aux lumières discrètes, plus discrètes que toutes les autres, de ce lieu de rendez-vous luisant tel un miroir reflétant non pas l'extérieur mais des formes antérieures, des couples étranges enlacés parmi la clientèle, la surplombant comme s'ils habitaient des loges confidentielles de petits salons au pied desquels se disent et se lisent toutes les légendes de Venise.
54. Quelques mots en trompe l'oeil sur la distance, la notion de parcours quand, à chaque angle se pose le choix d'un pont, d'une ruelle, d'un passeur, d'un contour, d'une sorte de passage dont on ne saurait dire s'il s'agit d'un appontement privé, d'une commodité ou d'un quai --- c'est ainsi que Chasrel parla pour énoncer l'inessentiel, à l'image de cette confuse pénétration de Venise par l'intérieur, telle qu'elle avait été vécue quotidiennement et non dans le sens qui avait pr\'evalu pour sa construction --- ainsi s'avisa-t-il soudain, à l'occasion d'un éclairage brutal entre deux maisons, de la ressemblance de Ken avec un personnage dont il tut le nom ; ils se dirigeaient vers l'Arsenal et la mer allait d'un instant à l'autre leur sauter aux yeux, les entreprendre au sujet de navires chargés d'armes et d'or, ce que représente quitter Venise, la quitter, l'avoir derri\`ere soi, louvoyer entre les îles, oublier Venise bien plus tard, quand la derni\ère de ses étoiles aura servi à faire le point, quand ce seront véeritablement d'autres cieux à l'aplomb du mât; alors ils chanteront Venise sur le pont; sa richesse, ils croient l'emporter dans les soutes alors qu'ils vont à sa conquête toujours plus à l'ouest; Venise perdue et réapprise quand, dans l'angle du sextant nouvellement tenu, son éetoile s'inscrit encore.
55. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'accalmie, ce moment où le navigateur regarde l'indolente voilure vaciller, silence inusité, clapot des vagues supposées tièdes, et n'ose rencontrer le regard de ceux qui attendent de lui ce souffle, ce courant, cet appel à la manoeuvre qui saurait désenclaver le navire, le mener sur la voie de tous les vents, cette route qui n'est pas seulement maritime mais aérienne, permettant de comparer le voyage à celui des trolleybus enraillés --- mais le capitaine appuy\'e au bastingage laisse porter son regard plus loin, vers la tempétueuse approche des caps, heureux qu'il lui soit permis de mesurer seul la distance improbable entre l'or et le joyaux, le poivre et les armes, entre l'orient et l'occident.
56. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qu'il y a lieu de raconter, la première marche dans Venise alors que la chaleur défait littéralement l'air, le pourrit, le suspend aux façades, répand comme une masse liquide l'odeur de ses canaux sur la ville, soulève les bateaux, écrase les vagues adriatiques, assèche aux lèvres des touristes leur sourire, infecte les propos, détourne les visages des splendeurs agrippées aux murs, relance la pol\'emique sur l'insalubrité de Venise sur la peste, sur la mort venue par la mer, sur l'enclavement de la cité, son pouvoir d'absorption, oublieuse de l'homme, entièrement acquise aux apparences, image soudoyée, vénale, enlisée dans la banalité de ses splendeurs alors que défilent derrière les parasols colorés les étrangers qui croient la prendre en précipitant leurs pas vers ses miroirs, en empoignant ses balustres, en penchant leur visage vers l'eau sans reflet, mate et compacte, qui n'impose aucun rythme si ce n'est celui, illusoire, de la navigation, une eau comme solidifiée sur laquelle des artistes peindraient au pastel rehaussé de craie blanche les dômes, les colonnes, les balcons, les cheminées-entonnoirs, l'impossible teinte rose du palais des doges...
57. Quelques mots en trompe l'oeil sur le hasard de la rencontre, cet habitacle assombri duquel le regard n'a pas d'échappée, où ne pénètre aucun bruit, aucune intrusion de la vie publique --- on pourrait jurer qu'il n'est plus de ville et plus d'état autre que de se tasser dans l'encoignure de son siège et de sentir sur sa jour le froid dur et humide de la vitre alors que de l'autre côté, à gauche, il y a la femme aperçue cinq heures plus tôt et qui se tait, tirant sur une cigarette, réfugiée dans un autre monde auquel il ne s'agit pas de donner forme, mais dont il suffit de savoir qu'il existe, comme cette vieille ville, ce vieux Nice, cette venise immortelle, modèle de toutes le cités d\'eshabitées, où la trace des pigeons sur les corniches prend plus de réalité que les d\'ecoupes harmonieuses des chapiteaux et les courses des enfants vers les écoles construites au flanc de la colline, au bord du fleuve, à moins que ce ne soit derrière cette façade l\'epreuse, cette ruelle glissant entre les cyprès et la chapelle hors de l'eau.
58. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce voyage, l'immobilité des trains, le défilement des paysages coloriés à même les vitres par des paysans et des anglais, quelques moraves barbus et des quantités d'apatrides --- puisque les chaînes montagneuses n'ont jamais été pour les hommes de pouvoir que des barrières naturelles, des préparations à des frontières barbelées et non pas des objets convoités pour y planter une capitale --- alors que les transalpins considèrent la montagne comme une traverse, un chemin où se faufiler en hiver, où se conservent les instincts braconniers dans un échafaudage de plans de bataille et tandis que nos ancêtres massés le long des routes regardaient passer les éléphants d'Hannibal, les soldats de la République puis ceux de l'Empire, nous nous empressons autour des cyclistes dont le souffle brutal nous explose au visage alors qu'ils vont atteindre le col et jusqu'à la limite dangereuse que leur tolère l'organisation motorisée et glapissante de la course.
59. Quelques mots en trompe l'oeil sur il n'y a jamais de voyage mais seulement des parcours plus ou moins brefs qu'il faut bien --- comme on l'exécute au cours de traversées transatlantiques — noter par des pointes enfoncées quotidiennement afin que tout un chacun puisse juger de l'avancée problématique du navire, alors qu'il n'est autour de soi que cette immensité grise et orangée que des paroles tentent de décrire comme autant de hauts fonds et de courants, de passages en territoires au large des Açores, de la Corse, des Canaries ou de Cuba, si bien qu'il serait possible à un capitaine un peu pervers de ne faire parcourir à ses passagers que des fragments d'océan tout autour de la Terre sans jamais permettre à leur regard de se poser sur la moindre trace rocheuse --- mais contraint pour contrebalancer cette perte de connaissance de se planter chaque matin à heure fixe devant la carte et regarder les doigts précis du Second y planter des aiguilles à tête ronde et colorée comme des épingles enfoncées dans le corps d'un ennemi à terrasser.