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"Katy Remy"
5 août 2007

Filmer Venise 2

Résumé du chapitre précédent : Ken est arrivé à Venise par le train de Nice. Il rencontre Chasrel au Florian. ils lient connaisance. 21. Quelques mots en trompe l'oeil sur la facilité du récit, sa linéarité, sur l'enchaînement des faits, sur ce garçon quittant les dernières épreuves du bac, se trouvant à la gare, empruntant comme chaque soir depuis sept ans pour quelques minutes le train de V. avec en poche la modique somme réclamée par les chemins de fer italiens pour rejoindre la très mythique capitale, et sans préméditation ne descendant pas à son arrêt, ne voulant plus rien savoir de sa vie antérieure, vide de toute mémoire, comme rasé, dénudé, pour traverser vers six heures du matin la zone industrielle de Padoue chargée de fumées, s'immiscer dans la lagune, monter dans un vaporetto, ne pas regarder autour de lui, tout à la pensée de sa solitude, pour la première fois libre, sans devoir, sans horaire, sans côtoiement, sans jugement, sans obligation de parole et donc en ce sens incapable de voir, tout enfermée dans la contemplation de ce désert intérieur où il va s'enfoncer comme dans une chambre sourde alors que c'est justement la langue, quand elle rivalise avec la musique, quand elle étourdit et enchante, quand elle s'étale sur tous les tons, liquide, transparente, justement elle, sans interprétation possible pour l'heure, qui l'enlace et l'isole, le conduisant les yeux fermés sur San Marco. 22. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce rire dont il rêve et cette gravité dont il joue, enfant d'âge adulte, quand il lui faut poser le pied sur les marches et traverser au matin, tout seul, la place trop grande dont il n'a pas encore vérifié la splendeur, mais qu'immédiatement il considère comme une scène, un lieu à habiter dans son ensemble, sans oublier la dimension verticale qui le dresse et l'empêche de pleurer, tenu, semble-t-il par ce ciel bleu vif de cartoline ; alors, titubant, il vient heurter les portes vitrées, quémande un café et demeure là, déposé, presque mort, tassé sur lui-même, les mains repliées sur son ventre, lassé de tout, paralysé, réalisant seulement qu'une douleur s'est installée, une nausée qu'il étudie sur le champ et ne compare à rien de précédent ; il pense qu'il a peut-être faim mais ne commande pas de tartine ; il pense avoir froid mai n'enfile pas la veste de toile qu'il tient serrée contre lui; il pénètre encore plus avant, atteint l'ombre, s'y attarde, s'y terre, tremble doucement ; un fourmillement parcourt ses jambes dont il lui semble qu'elles sont glacées ; ce n'est pas l'hiver ; il ne neige pas ; les gens, sortis des hôtels maintenant, jettent aux pigeons des poignées de graines et se photographient ; ils portent des casquettes, d'énormes appareils photo, ils veulent tout prendre de V., tout absorber ; certains n'y reviendront plus ; il leur semble vivre enfin parce qu'ils se découvrent semblables aux clichés découpés dans les magazines, amants enlacés sous le pont des soupirs, devant la casa d'oro, en partance pour les îles, et ce qu'ils font aujourd'hui les enivre parce qu'il s'agit de la réfection de gestes appris qu'ils se remémorent, dont on sait que plus tard il faudra rendre compte, avouer je suis allé à V. et je n'ai pas assisté au carnaval, je n'ai pas eu le temps de visiter le cimetière, j'ai raté mon séjour à V., je crois que ce n'était pas la saison, que nous eussions dû rester plus longtemps, ne pas revenir à Mestre ce soir-là mais attendre que le feu d'artifice soit tiré devant nous sur le canal, c'est très surfait V., vous savez, à moins d'y vivre quelques semaines ; je connais des gens qui y vont chaque année, des femmes, elles reprennent leur balade où elles l'avaient arrêtée, retiennent la même chambre, retrouvent le gondolier qui sait les distraire, se promènent comme dans un Canaletto, ni plus ni moins, je vous assure, elles sont à tout jamais vénitiennes, même si le hasard ne leur offre pas d'entrer dans l'un de ces palais presqu'effacés, habités par une ou deux personnes retirées dans un appartement encombré de photos plut\^ot que de bois doré et de miroirs, de peluche rouge et de plastique plutôt que de brocards et de verrerie, vendus ; et pourtant, c'est de ces fenêtres cloisonnées à petits carreau qu'il faut avoir vu V. se construire et se défaire au cours du jour, inlassablement assis dans un fauteuil, les mains inoccupées ou d'un livre seul, le regard mobile, du café fort à proximité ; voir V. chauffée à blanc, en respirer l'odeur persistante, une odeur qui avoue les saisons, qui les précède parfois, qui rythme la vie vénitienne comme le bruit des bateaux et les cris échangées comme des poignées de mains et des saluts amicaux, d'une rive à l'autre, par des passants --- car ici la distance s'établit à chaque instant; on ne traverse pas pour embrasser la femme que l'on désire, pour la rejoindre il faut la patience et la connaissance des enchaînements : on descend, on longe, on remonte, on se parle durant le trajet pour ne pas se perdre de voix, pour déjà s'enlacer --- mais parfois, immobile au bord de l'eau il faut découvrir que l'autre a disparu, happé par la nuit de cette ruelle, de cette porte, emporté par un traghetto ; silencieusement on reprend sa route, traversant à nouveau le petit pont, rejoignant la place après un dernier coup d'oeil, attentif à ce qui va maintenant se reproduire, cette douleur dans V., cette douleur constante d'une attente déemesurée, comme si l'on manquait à tous ses devoirs, comme si ces pérégrinations n'avaient d'autre ressort que la jalousie, une jalousie fondamentale ; tandis que sur le port les navires ne déchargent plus, nous restons au bord du temps. 23. Quelques mots en trompe l'oeil sur cette somnolence à laquelle Ken s'adonne pour la première fois, cet au bois dormant. 24. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'identification au désir, ce passage très rapide, pas même assimilé, de la dernière ligne écrite sur la copie à la fin des épreuves du Bac, cette copie que déjà quelqu'un saisit en entreprend de classer, jusqu'à cette heure si calme dans une ville inconnue dont la langue ne lui parlant pas d'elle-même, évoque des catégorie d'images ; des soirées délicates où sa mère et celle qu'il nommait tante Iris cherchaient, épaule contre épaule, la signification d'une locution, trouvaient dans la bibliothèque une traduction ancienne dont elles se servaient, tel ce livre relié de cuir rouge, lettres de Saint Augustin dont il avait si souvent près d'elles déplié les pages, parcouru le texte, s'inventant alors une enfance africaine, une adolescence byzantine, un âge romain. 25. Quelques mots en trompe l'oeil comme si dans les moments de doute l'enfant resurgissait toujours et comme si notre innocence nous semblait aussi troublante que celle ressentie brutalement lors de notre première nuit d'amour, quand le souffle de l'autre nous accable et que nous restons à nous interroger sur la durée, l'importance de la douleur, sans éprouver autre chose qu'un léger vertige dû à la notion de profondeur, conscients seulement des abîmes ainsi survolées mais au creux desquelles il suffirait d'un regard pour nous plonger à jamais. 26. Quelques mots en trompe l'oeil sur les pas incertains qui conduisent d'un âge à l'autre ou l'un vers l'autre les hommes, et sur la nature desquels on ne s'interroge pas, préférant l'indifférence, la jalousie, l'observation, le silence surtout, ou le rire, mais sans que cela ne s'assortisse jamais d'aucune implication, comme si la femme n'était pas à tout jamais et avant tout soeur et m\`ere, et donc à l'origine des pas de ce jeune homme brun vers cet homme moins jeune, sur la place, au début de l'été, dans une ville appelée Venise. 27. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce qui ne trompe pas, le regard coulé sous les lunettes, à quoi répond la pose du jeune homme réprimant un bâillement, souffrant visiblement de la fraîcheur ce matin sur Saint-Marc nimbé d'ors. 28. Quelques mots en trompe l'oeil sur vous êtes français, sur oui, sur quel temps fait-il à Paris, sur je ne viens pas de Paris, sur ce léger accent, sur voulez-vous prendre quelque chose, sur si vous voulez, sur le sourire, sur Alberto un expresso, sur qu'êtes-vous venu faire à V., sur je suis cinéaste, sur vraiment, sur oui, sur il ne se d\'edit pas, sur il releva les épaules et prenant appui contre le dossier se redressa, sur il fit glisser sa veste à côté de lui, il passa ses doigts dans ses cheveux juste longs, un peu trop, et décolorés, du moins cela sembla-t-il à l'autre qui approuvait du regard Alberto posant sur la table devant le jeune homme la tasse de porcelaine monogrammée et restait un moment, juste un moment de trop, face à eux, observant à son tour le visage aux traits tirés, aux lèvres fines, la couleur des cheveux éclaircie en surface et, d'où il était, le jean étroit, puis s'écartait non sans voir pris note des chaussures avachies. 29. Quelques mots en trompe l'oeil sur qui devrait décrire l'atmosphère céleste, l'angélisme des expressions, le passage sur la place de quelques vénitiennes dont on ne cultive plus la chevelure cuivrée sur les terrasses mais qui, parce qu'elles se d\'eplacent sur le marbre légèrement embué après la nuit, èvoquent la démarche altière de leurs ancêtres juchées sur des patins. 30. Quelques mots en trompe l'oeil sur la vapeur condensée dans l'étroit volume de la tasse et dont Ken ressentait l'humidité sur ses joues ; fermant alors les yeux il ne parlait ni n'entendait mais dodelinait de tout son corps au rythme d'une musique intérieure ; puis il reposa brutalement la tasse vide sur sa soucoupe, essuya furtivement ses lèvres du dos de sa main et regarda pour la première fois autour de lui. 31. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'élégance, la fragile élégance de Chasrel dont il percevait l'odeur et jusqu'au grain de la peau légèrement hâlée, à peine un peu trop pour la saison lui sembla-t-il, mais sans ostentation, comme ces gens qui naturellement passent l'hiver au soleil et l'été déambulent dans les montagnes nuageuses --- ce que Ken ne pouvait pas savoir mais qui le fascinait déjà --- cette appropriation de l'espace et du temps donnant à l'image renaissante de l'homme cosmique dressant le monde entre ses quatre membres et le forçant en quelque sorte à émerger du chaos. 32. Quelques mots en trompe l'oeil sur le pain dans lequel il mordait, sur le troisième café emmaillot\'e de chantilly et parsemé de grains de cacao, sur le plaisir évident que Chasrel éprouvait à rappeler Alberto, à le voir tendre vers Ken la corbeille, à entrevoir ses dents entre ses lèvres quand il buvait, à entendre les chuchotements, les soupirs, à cette respiration que l'on prend entre deux bouchées, à cette ivresse du coeur, au plissement des yeux, à l'avidité perceptible dans le regard alors que la main retombe sur la table un croissant entamé entre les doigts et qu'on doit attendre que le calme nous revienne pour terminer sur une dernière gorgée, cette fois sans sucre, dont l'amertume glace les dents. 33. Quelques mots en trompe l'oeil sur que faites-vous à Venise, sur je fais un film, sur comment cela, sur je prends des notes pour le script, sur sans matériel, sur je ne l'ai pas emporté, sur vous en aurez sans doute besoin, sur peut-être, sur je peux vous en procurer, sur ce serait bien, sur c'est la première fois que vous venez, sur oui, sur je vais vous servir de guide, sur si vous voulez, sur il avait croisé les jambes et allumé une cigarette, sorti des lunettes noires de sa poche, sur il se risquait à se délasser, à entrouvrir le col de son polo, à étendre ses jambes sous la table. 34. Quelques mots en trompe l'oeil sur rien ne vous retient, sur j'ai des amis délicieux, sur travailler à votre projet, sur les deux âges qu'il nous faut affronter, le vôtre et le mien où la mort est ce calice offert, ne sentez-vous pas cette mort qui nous tient un langage absolu et qu'il s'agit d'écarter ou d'épouser, alors que se lit à chaque heure dans votre regard l'abandon. 35. Quelques mots en trompe l'oeil sur le soleil était maintenant plus haut, la foule des touristes s'agglutinait autour des guides portant de grands parapluies colorés, sur l'image du parasol vénitien, le ridicule attribut des doges que seul le pape aujourd'hui arbore emblématiquement. 36. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel et Alberto tenaient une conversation rapide et basse en italien que Ken ne suivait pas mais qui les animait, et au cours de laquelle le Français s'exclama et se mit à faire des gestes, comme s'il s'agissait d'une histoire parallèle, destinée à jouer le double sens des phrases, à être compris de ce fait au-delà de la portée de la voix, pour des passants ou des gens à leur fenêtre, et comme pour souligner les émotions alors que le texte n'était pas descriptif ; de même la musique de la langue se trouvait restituée comme une chansonnette, un air bien connu qui raconterait autre chose, la rengaine et cette fois une rengaine que Ken pouvait reconnaître, une de ces petites chansons d'école ou de village, qui cancanent sur le chapeau de la mairesse ou les amours du boulanger, qui moralisent allègrement du soir au matin et dont on ne cherche plus jamais la source mais qui nous rappellent les uns aux autres la leçon sociale. 37. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce regard particulier qu'un homme comme Chasrel porte sur le jeune homme, sachant qu'il s'agit là du seul instant réellement vacant dans la vie de Ken --- non par curiosité, par un mouvement de l'esprit qui le porte à n'être qu'objet --- telles ces pages de quotidien que nous foulons aux pieds et sur lesquelles il nous arrive de nous pencher, déchiffrant un événement qui nous oblige à les ramasser : ainsi en est-il de cette histoire entre Chasrel et Ken, sur cette place de Venise où ils ne se retrouveront plus. 38. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel tira de sa poche une boite de bonbons à la violette, en prenant un il en offrit sans ostentation à Ken, ce que celui-ci considéra comme une provocation, ce qui le fit se lever, jeter sa veste sur son épaule, saluer, ne pas répondre au fameux ``à ce soir'' que néanmoins en suçotant cette fleur de sucre Chasrel lui lança avant de reprendre la lecture d'un hebdomadaire local dont il avait semble-t-il lu les trois-quarts, puisque Ken se retournant à la porte vit qu'il s'en éventait. 39. Quelques mots en trompe l'oeil sur Ken glissa sa main dans sa poche pour y trouver de l'argent, dix mille lires qu'il tint un moment, appuyé contre la vitrine du papetier, cherchant à se rappeler le cours du change affiché à la gare avant d'entrer, de passer en revue tous ces cahiers recouverts de motifs tracés au peigne dans de la couleur, souvenir jamais vécu dont on berçait sa jeunesse, expérience sans cesse repoussée de faire de la pâte à papier, d'y mêler de la gouache, de l'étendre sur un tamis et de dessiner ces plumes et ces arabesques en camaïeu, passer maintenant entre les fils tendus où sèchent les feuilles dans l'arrière-boutique ouverte sur cour, à peine écouter les reproches de la commerçante vivement relayée par les explications d'un jeune garçon de son âge s'activant entre les cuves, qui parle niçois, qui a des cousins potiers dans le quartier Sainte Claire-Saint Augustin à Nice, que Ken ne situe pas, qui voudrait exporter son travail, trouver des acheteurs en Amérique, qui lui demande des conseils, qui lui fait finalement un prix sur un cahier de bonne dimension, facile à tenir en main, d'un papier lisse à simples rayures sur lequel le stylo prend appui mais ne ripe pas, et dont la couverture cartonnée permet d'écrire partout, jusque dans la rue, un modèle qu'il vend aux artistes, aux écrivains de passage, ils sont nombreux; certains, par considération pour la façon dont il les traite lui envoient leurs livres, il a ainsi de nombreux ouvrages d'érudition sur la ville et des romans; certains signent son livre d'or et, sans le sortir de l'étagère il le désigne à Ken en lui vendant maintenant un bic dont le corps a été entouré d'une feuille au même motif que celui du cahier; puis il prend le billet de vingt euros, le tend à sa mère, raccompagne Ken à la porte et lui explique comment se rendre au Lido. 40. Quelques mots en trompe l'oeil sur ne pas savoir Venise, ni la mer, hormis celle côtoyée sur la Riviera française, s'imaginer ailleurs, à la seule dimension des salles en CinémaScope et s'inventer des voyages de cartes-postales.
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