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"Katy Remy"
5 août 2007

Filmer Venise 1

1. Quelques mots en trompe l'oeil sur choisir l'heure et le jour du départ, sur trouver la force de s'éloigner de soi-même alors que l'inventaire n'a pas encore été établi, que demeurent sur le quai les objets aimés, posés tels quels, alors que dans l'ombre du compartiment il faut tenter une fois encore de retrouver les traits des visages. 2. Quelques mots en trompe l'oeil sur déjà le jour avait commencé où Ken allait à la rencontre de l'autre comme on s'enfouit dans une mémoire de circonstance, déjà séduit, déjà abstrait du temps, tel qu'il eut été surpris d'entendre crier maintenant du balcon sa mère de renoncer à partir jouer au flipper avant manger, et jusqu'aux éclats de rire des mecs attroupés dans l'entrée mauve, tel qu'il n'aurait plus été sensible à la beauté des filles habituellement appuyées contre la vitrine du coiffeur ou échangeant des lettres en avançant lentement vers la porte du collège. 3. Quelques mots en trompe l'oeil sur donner le change, extraire de sa conscience les mots qui permettent le passage, établir une relation entre Ken et cet homme âgé, accompli, inconnu, dans cette ville pour l'heure déserte, comme les prémisses d'une naissance, comme ce premier regard enfin accordé, où chaque pas est le fruit d'un engagement. 4 Quelques mots en trompe l'oeil sur l'efficacité de sa présence massive, silencieuse, enveloppé de lambswool beige, avec pour attribut semble-t-il une paire de sourcils grisonnants d'une toute autre apparence que ses cheveux, ébouriffés, plus épais, dont l'ombre influe jusqu'au pommettes, où le regard transparaît, de ce gris très anciennement bleu. 5. Quelques mots en trompe l'oeil sur la difficulté de devenir, d'accomplir l'oeuvre, de faire semblant de trouver facilement les mots et le gestes nécessaires à la vie, alors que les premiers instants fidèlement nous restituent d'autres mots et d'autres attitudes, longuement apprivoisés, retenus du même mouvement que les rhymes enfantines et le goût des petits pois assemblés autour de l'escalope, que l'on divise d'une fourchette habile en territoires verts et ronds où l'imagination fait galoper des coursiers blancs et courir des gamins, et ces images dont nous ne nous défaisons pas sans ressentir de souffrance il faut les écarter maintenant et à tout jamais. 6. Quelques mots en trompe l'oeil sur le reflet des visages dans les miroirs déformants, l'attitude des passants cernés de buée, les bourrasques arrachant aux drapeaux des lambeaux rouges et verts qui se mêlent aux pigeons, la couleur acidulé des doigts, la fragilité des gestes, le repli du corps, le regard de Chasrel rencontré par megarde deux ou trois fois. 7. Quelques mots en trompe l'oeil sur lui parler, trouver la distance nécessaire pour lui parler, pour qu'il tourne légèrement la tête, pour qu'il soulève les paupières, pour qu'il s'aperçoive simplement de la presence de l'autre, pour que cette présence lui soit agréable, qu'il souhaite manifester à son égard un certain intérêt, qu'il pose son journal, qu'il demande du sucre, ou du feu, qu'il tende la main vers lui, qu'il semble surpris de ce voisinage dont il n'avait jusqu'alors pas pris conscience, qu'il pose une question, qu'il s'interpose entre lui et le garçon pour traduire une phrase concernant le change des francs en lires, ou un détail touristique, un horaire, une adresse, et plus Ken avançait dans l'histoire plus il devenait anxieux d'en connaître le dénouement, inventant un accent, une tonalité, des modulations, un vocabulaire, lui accordant une biographie dont lui, Ken, se sentait immédiatement exclus, commerçant, homme de loi dont la physionomie lui rappellerait celle d'un oncle décédé avant sa naissance. 8. Quelques mots en trompe l'oeil sur rendre d'un pinceau d'aquarelle surchargé de sepia l'immobilité du visage, la proximité du silence, l'image d'un corps autour duquel la mort a commencé dès l'enfance à façonner un linceul. 9. Quelques mots en trompe l'oeil sur vous êtes Français, sur oui, sur comment le savez-vous, sur le sourire entendu, sur le crissement du journal encore neuf que l'on replie, sur il lisait sans lunettes, sur votre premier voyage à V., sur la saison, sur j'habite ici chaque hiver à l'hôtel, sur sentir s'immobiliser la ville puis basculer dans le canal chaque nuit, passer en vaporeto parmi les reflets des salons illuminés alors que les façades disparues les fenêtres livrent l'éclat de leurs lustres lentement balancés dans le sillage. 10. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'insistance avec laquelle Chasrel se pencha vers le jeune homme assis à ses côtés, un jeune Français, paupières mi-closes, une main posée sur la table à proximité de sa tasse de café, l'autre crispée sur une veste beige tenue contre son ventre ; le peu de passage à cette heure matinale sur la place semblait le rassurer, entourés qu'ils étaient d'Italiens cérémonieux attablés devant des paniers de petits pains à l'huile auxquels ils ne s'intéressaient pas, avalant capuccino sur capuccino tandis que plus loin, juste sur la gauche, dans les grandes brasseries, des garçons en frac font voltiger des plateaux d'argent sur lesquels reposent dans des serviettes empesées quelques viennoiseries tièdes; tandis que les habitués tiennent une baguette longuement fendue dans laquelle est inséré un journal, retenu par un élastique muni d'une boule de buis ; tandis qu'en contrebas, assis à même le sol, des hommes aspirent du thé à la menthe bouillant, que l'on pourrait sentir d'ici l'ouzo, ou palper le café qui descend crémeux dans une tasse minuscule; tandis qu'en pleine ville, sur le zinc, on dessert les cafés arrosés de l'aube — c'est avec familiarité que Chasrel raconte les petits matins de l'Europe à Ken et le force presque à sourire, contemple avec bonhomie le visage encore pâle, le port de tête de l'enfant, ce que son allure laisse présager quant à la gracilité de son corps. 11. Quelques mots en trompe l'oeil sur plus tard marchant dans la rue, se trouver obligé de se tenir par le coude pour résister à la pression de la foule puis se précipiter presqu'involontairement dans le hall de l'hôtel et demander une chambre, une autre chambre, l'accompagner à la porte et redescendre, s'asseoir dans un fauteuil, s'éventer avec la main, puis avec un hebdomadaire un peu trop épais, sur la couverture duquel un garçon succombe, s'amuser à en deviner l'âge, la condition, chercher à se souvenir de lui comme s'il se fut agi d'un ami, d'un amant, disparu hier après le thé sans dire un mot, quelqu'un qui lui eût manqué de respect, qui ne serait pas annoncé, qui serait parti sans saluer, en oubliant une écharpe, des gants, un colifichet si personnel que, le trouvant sur le jeté de lit, Chasrel fût resté interdit, et cette seule pensée l'oblige à passer sa main sur ses yeux pour échapper au charme, à poser la revue sur la table, à s'arranger pour qu'une autre la chevauchant escamote l'image insane, insensée, et rende enfin à cette grande pièce jonchée de colonnes roses sa sérénité alors que, derrière le comptoir, le concierge signe des lettres en écoutant les confidences a capella du barman un moment échappé à sa condition pour prendre l'apparence d'un client, cigarette, une main dans la poche, cheveux gominés, espoir fou qu'une femme pour demander sa clé l'effleurera, se méprendra, lui jettera un coup d'oeil qu'il saura bien alors retenir suffisamment pour qu'elle se trouve obligée d'énoncer à voix basse des banalités méetéorologiques, d'une voix dont il suppose la tonalitée étrangère… le choc d'une bague sur le zinc en cuivre le ramène vivement au bar, passant sans le voir devant Ken à sa sortie de l'ascenseur. 12. Quelques mots en trompe l'oeil sur les motivations de Chasrel, son appartenance à deux villes, à deux états, sur cette incohérence entre ses d\'esirs jamais suffisants et ses refus toujours énoncés comme des décrets inabrogeables, sur l'état de vieillesse, sur cette solitude accaparante, cette notion de solitude plutôt, comme une entité, comme un médium, comme une façon d'être là avec les autres et de se soustraire à la charge ; la solitude splendide, une résurrection, un langage permissif, une volupté première, en scène, seul, ici, dans ce palace vieillot, sous le regard appuyé des clients. 13. Quelques mots en trompe l'oeil pour dire qu'à ce moment tout geste, qu'il soit effectué ou retenu, est porteur de sens. 14. Quelques mots en trompe l'oeil sur ce reflet dont il saisit la beauté, blond au regard brun, ou roux au regard bleu, il ne sait, ne s'y attarde pas, laisse simplement le désir assécher ses lèvres tandis qu'il ne réprime rien des très légers plissements de sa peau, comme on fredonne un air connu du fond de la gorge, instant limite de l'indiscrétion semble-t-il, bien que l'enfant soit déjà loin dans le parc de l'hôtel, inconscient de ce plaisir donné, de cette articulation très précise entre ce que fabrique l'imagination et ce que l'homme tragique fomente. 15. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'identité, la carte, l'habitus, la nationalité, la numérotation, le nombre, la date de naissance, la plaque minéeralogique, le permis de chasse, de conduire, de voler, de naviguer d'avoir des enfants, des actions en bourse, sur le contrôle, le repère, l'habit qui fait le moine, la nature de leurs rapports, la notoriété, l'honorabilité, la décence, le droit de vote, la liste électorale, l'appartenance au barreau, à la magistrature, un haut magistrat, on lui donnerait le bon dieu sans confession, capable de tout, un homme respectable, on ne le soupçonnera pas, des crédits sans garantie, sur son seul nom, sa parole d'honneur, moralité, famille exemplaire, son père est médaillé, membre fondateur d'une société caritative, un homme bon, véritablement bon, dont les enfants n'égaleront jamais les qualités, il appartient à cette race d'hommes des députés, des sénateurs, des maires, des hommes au service de leur ville, de la nation, des nantis, des puissants, des hommes de main, des partenaires, des aventuriers, des battants, de ces hommes qui bâtissent des empires, dont on fait ses conseillers, des éminences grises, des confidents, des vassaux, des conspirateurs, des truands, des complices, des hommes rapides à la détente, des chevaliers d'industrie, des présidents directeurs généraux, des hommes sur lesquels le regard des femmes n'a pas prise, sur lesquels leur regard se pose avec crainte et volupté, s'interroge, se résigne, aux côtés desquels elles aiment entrer dans les salons, parées qu'elles sont des attributs que la décence ne permet pas aux hommes de porter en société, diams et fourrures, tandis que dans leurs mains voltigent les lingots jusque sur les tables clandestines, les actions qu'ils s'échangent comme des poignées de main, décidant du sort de leur fortune et, plus encore, de celui des états dont ils tiennent les rênes en secret. 16. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'immense sentiment de solitude dont il est fait état. 17. Quelques mots en trompe l'oeil sur Ken s'approcha de Chasrel et attendit en silence. 18. Quelques mots en trompe l'oeil sur l'obédience et la fascination, les repères indiscrets qui s'effectuent de part et d'autre, d'une table à l'autre, cet attrait subit qui semble périlleux pour l'un comme pour l'autre, la retenue des gestes, l'essai tenté d'abord dans le miroir, s'imaginer près de l'autre, lui parlant, profitant d'un répit dans la lecture pour s'immiscer et, prenant appui sur la réalité, c'est-à-dire dans la méconnaissance de l'autre, l'interpeller. 19. Quelques mots en trompe l'oeil sur ``cinéaste'' répondit l'enfant. 20. Quelques mots en trompe l'oeil sur Chasrel lèverait les yeux de son journal, il ferait glisser d'un doigt ses lunettes le long de son nez, il aurait alors cet air légèrement ébahi, presqu'îvre, les lèvres entr'ouvertes, pour contempler le visage de son interlocuteur, comme s'il s'agissait de mesurer l'état de la conversation, comme s'il avait déjà oublié qu'il avait posé une question et qu'il s'agissait d'une conversation entamée depuis quelques minutes, qu'il avait lui-même proposé un café, qu'il s'était engagéjusqu'à demander ce qui amenait Ken à V. ce matin si tôt, au moment de l'ouverture, étonné aussi que les garçons aient accepté de le servir alors que lui-même n'avait gagné ce privilège qu'en vertu de trente séjours au moins, d'une longue servitude, d'une systématique relation établie sur le fait de leur procurer à chacun de ses passages des davidoff king size et surtout des fromages français apportés d'une traite le matin de son arrivée, ce qui lui avait obtenu le privilège du premier capuccino, celui réservé au patron et à ceux de l'ouverture, dans la salle du fond, près du bar en cuivre, parmi les piles de serviettes empesées, les napperons, la lourde argenterie anglaise aux armes de la maison, et d'entendre commenter le match de la veille ou les arrivées princières, et voici qu'il se trouvait en compagnie d'un jeune homme inconnu, tombé là par hasard, auquel la compassion ou, moins plausible, l'oubli des convenances, avait permis qu'on le servît.
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